La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

dimanche, juin 24, 2007

Déjà mort

Le héron (1968) de Giorgio Bassani (Gallimard. L’imaginaire. 2005)

En achetant ce livre, j’ai réalisé, non sans une certaine honte, n’avoir pratiquement jamais lu aucun livre italien si j’excepte les nouvelles de Buzzati que je dévorais étant jeune. Giorgio Bassani serait d’ailleurs resté un parfait inconnu si je ne m’étais rendu compte, en jetant un œil sur sa bibliographie, que j’avais vu le film que De Sica tira de son Jardin des Finzi-Contini.
Le héron retrace un dimanche ordinaire de la vie Edgardo Limentani, grand bourgeois de Ferrare désabusé qui décide de partir à la chasse au gibier d’eau. Des préparatifs jusqu’à son retour chez lui, l’auteur s’attache à suivre l’évolution d’une conscience qui prend peu à peu la mesure de l’inanité de son existence.
Comme dans le poème de Baudelaire l’albatros, l’oiseau qui donne son titre au roman est une figure métaphorique. Lors de la partie de chasse, Edgardo assiste aux dernières minutes d’un héron, bestiole pataude et impropre à être mangée. L’homme qui l’accompagne lui assure qu’un héron ne retrouve un peu d’intérêt et de majesté qu’empaillé dans un salon.
Edgardo est un «héron », un homme d’un autre temps, un survivant d’un monde ancien, une relique que l’on conserve comme signe d’un prestige révolu. Il représente cette grande bourgeoisie italienne (plus particulièrement celle de Ferrare à laquelle Bassani s’est attachée tout au long de son œuvre) en pleine décadence au sortir de la guerre, laminée par les vagues successives du fascisme et du communisme qui lui succéda après-guerre.
A travers le portrait de cet homme terne, vieillissant et totalement «inutile » (il a été dépossédé de ses terres au profit de sa femme qu’il ne peut plus supporter), l’auteur restitue un climat de déliquescence et de fin d’un monde. Sur Edgardo pèse le poids de sa famille mais également le poids d’une société qui n’en a pas fini avec son passé (l’épisode fasciste qui remonte à la surface en la personne de l’hôtelier avec qui Edgardo, bourgeois juif, entretient une relation ambiguë) et dont l’avenir semble bouché (les menaces que font peser sur lui les ouvriers communistes).
Quelque chose de lourd pèse sur ce livre, la même lourdeur qui tourmente les intestins du «héros » et dont il n’arrive pas à se débarrasser (si je souligne ce fait trivial, c’est que Bassani y revient plusieurs fois). Mais cette lourdeur ne se ressent absolument pas dans le style de l’écrivain qui parvient à captiver en s’intéressant à de tous petits faits anodins qui s’emboîtent comme les pièces d’un puzzle et finit par révéler un tableau complexe des mutations d’une société à partir des atermoiements d’une simple conscience (pour caricaturer, on pourrait dire que Le héron se situe entre Virginia Woolf et Kafka)
Le livre est pessimiste et s’inscrit aussi dans un certain courant existentialiste assez caractéristique de l’après-guerre («et comme on se sentait bien, sur-le-champ, à la seule pensée d’en finir avec tout ce monotone train-train, manger et déféquer, boire et uriner, dormir et veiller, bouger et rester immobile, en quoi consistait la vie ! ») qu’on pourra juger un peu vieilli.
Pourtant, la richesse de cette analyse psychologique et la capacité de l’écrivain à l’inscrire dans un contexte plus global m’ont fortement donné envie de découvrir d’autres romans de Giorgio Bassani…

Libellés : , , , ,

5 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Ce nouvel abécédaire commence sur les chapeaux de roues. Bravo pour le texte sur Apollinaire, fruit d'une réflexion toujours aussi personnelle et stimulante - sur un livre que je n'ai pas lu (connaissant ce titre, "Tendre comme le souvenir", et ayant lu les Lettres à Lou, j'avais tendance à confondre les deux recueils).
Mais te voilà déjà parvenu à la lettre B !
Et tu fais l'impasse sur Blanchot ?
Trop facile... Sans vouloir te commander, je suggère que tu t'y colles ; que tu te penches, dans un prochain abécédaire, sur L'arrêt de mort ou Au moment voulu, livres fascinants, voire sur L'attente l'oubli (à mes yeux si énigmatique qu'il en devient exaspérant).
Peut-être ces textes ne sont-ils compréhensibles que pour les amis de leur auteur, les Derrida, Laporte, Lacoue-Labarthe... Mais peut-être pas. Peut-être qu'un regard non prévenu abordera sereinement l'oeuvre étrange de Maurice Blanchot, qui n'a guère eu de postérité littéraire convaincante (j'ai déjà dit ce que je pensais des romans de Robbe-Grillet...).
Fais-nous part, un jour, des acquisitions de ton regard sur cet auteur qui semble avoir inventé une forme hors-norme ou insituable, qu'il nomme "fiction", mais qui n'est peut-être qu'une confession cryptée. Il me semble que les Illuminations de Rimbaud relèvent du même indécidable, comme on dit.
Cordialement.

11:05 PM  
Anonymous Anonyme said...

Cet Italien n'aurait-il aucun lien de parenté avec un Pessoa ou un Cioran ?

10:51 AM  
Blogger Dr Orlof said...

Noctémédia, Blanchot, pourquoi pas? Mais même s'il est publié dans la collection que j'explore actuellement (est-ce le cas?), je ne l'ai pas vu en rayon dans les librairies de ma ville et je reconnais avoir eu d'autres priorités (Bassani n'a été sélectionné que parce qu'on m'est passé devant pour les livres de Bataille et Breton!).
Rafäel. Difficile de vous répondre dans la mesure où je ne connais Cioran et Pessoa que de nom. Pessimisme de Cioran? Peut-être... Mais cette histoire de références m'a fait réfléchir à mon allusion à Kafka qui me paraît erronée. Virginia Woolf, à la limite (point de vue d'une conscience, unité de temps limité à une journée, même désir final...)mais l'inquiétude que distille "le héron" n'a rien à voir avec celle des romans de Kafka. Mais, curieusement, le portrait de cet homme fossilisé dans un passé proche et laminé par son époque m'a rappelé surtout des références cinématographiques, que ce soit "Le guépard" de Visconti sans les grandes pompes (funèbres) (visiblement, Bassani est l'homme qui a permis à Lampedusa de publier son roman) ou encore certains films de Satyajit Ray comme "le salon de musique"...

2:43 PM  
Anonymous Anonyme said...

Je pense que tu connais peut être un autre livre de Bassani via le cinéma c'est LES LUNETTES D’OR, (Gli occhiali d’oro) de Giuliano Montaldo, de 1987.Histoire d'un professeur de lettre homosexuel honteux, joué par Philippe Noiret qui s'amourache d'un jeune boxeur. Ce n'est pas sans intérèt mais n'égale pas le film de De sica dont j'ai un beau mais déjà lointain souvenir.

2:34 PM  
Anonymous Anonyme said...

Oui, Bernard, je connaissais "les yeux d'or" mais je n'ai pas vu le film...

8:41 PM  

Enregistrer un commentaire

<< Home