La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

lundi, octobre 12, 2009

Vous avez dis "Bizarre"?

Bizarre : 1953-1968. Anthologie (Berg international. 2009)

En 1953 paraît chez Eric Losfeld une nouvelle revue intitulée Bizarre. Le premier numéro est un hommage à Gaston Leroux. Revue littéraire, donc ? Revue éclectique plutôt, puisqu'il y sera bien évidemment question de littérature mais également de cinéma, de peinture, de dessin, de photo et de tout ce qui a trait à l’étrange, au mystérieux, au hors normes…
Losfeld ne publiera que deux numéros de la revue et c’est Jean-Jacques Pauvert qui lancera la deuxième formule en Mai 1955 pour une collection qui comptera 46 numéros.
Pauvert, Losfeld : il est facile de deviner qu’avec des parrains comme ces prestigieux éditeurs, Bizarre se place immédiatement sous les auspices bienveillants du surréalisme.
La déclaration inaugurale du premier numéro (où l’on trouve aux côtés de Losfeld des gens comme Michel Laclos, qui deviendra le rédacteur en chef de la nouvelle formule, Ado Kyrou, Jean Ferry ou encore Jacques Sternberg) ne laisse aucun doute quant à l’esprit qui entend présider l’entreprise :
« Nous préférons croire que ce sommaire inaugural parlera pour nous, et que s’y intéresseront, comme à ceux des numéros de Bizarre qui suivront tout ceux qui mettent au-dessus de tout l’amour, l’humour, la poésie, trois valeurs des côtés les plus inattendus aujourd’hui niées, attaquées, et que nous nous proposons d’exalter, surtout en ce qu’elles ont d’excessif disons-le, d’insolite. »
Si l’on jette un rapide coup d’œil aux personnalités qui participeront de près ou de loin à Bizarre, que ce soit Raymond Queneau, Caradec, Noël Arnaud, Michel Laclos, Jean Ferry ou même Siné et Topor, on devine également les liens étroits que la revue entretint avec le collège de pataphysique. Cela nous vaudra quelques mémorables articles sur les palindromes ou autres jeux littéraires (voir le superbe numéro sur la Littérature illettrée à laquelle participèrent tous les lettristes).
L’anthologie proposée par Jean-Marie Lhôte est totalement frustrante dans la mesure où elle donne envie de dévorer tous ces numéros qui se trouvent encore chez les bouquinistes ou libraires en ligne à des prix plus ou moins raisonnables. Vous aurez deviné que cette remarque n’est absolument pas une critique et que le livre est, au contraire, splendide de bout en bout et donne un aperçu remarquable de ce que pu être cette revue.
Il ne s’agit pas ici de passer tous les numéros en détails mais dressons un rapide panorama des thèmes abordés (si les premiers numéros de Bizarre seront très éclectiques et finalement assez « généralistes », la nouvelle formule privilégiera le principe du « numéro dossier »).
En peinture, on notera un numéro sur Rembrandt (qui est sans doute celui qui m’a le moins intéressé), un autre sur Degas (signé Lhôte lui-même) et un superbe numéro consacré à La Joconde, tout à fait dans l’esprit pataphysicien.
En littérature, personne ne sera surpris d’apprendre que des numéros de Bizarre ont été consacrés à Boris Vian et à Raymond Roussel. Outre ces superbes dossiers, il faut aussi citer l’hallucinant ensemble dirigé par Queneau sur « les hétéroclites et fous littéraires. Mais le numéro qui restera sans doute le plus dans les mémoires est le 21-22 consacré à Rimbaud.
En 1961, la revue publie un dossier d’un jeune professeur de lycée de Vichy (tenant à rester anonyme) intitulé A-t-on lu Rimbaud ? Il s’agit d’une étude iconoclaste où l’auteur propose notamment une interprétation exclusivement érotique du sonnet Voyelles tout en égratignant les dignes zélateur du poète (Etiemble n’est pas ménagé). Le numéro créé une telle polémique que le n°23 de Bizarre est presque exclusivement consacré à l’affaire Rimbaud, regroupant toutes les réactions suscitées par l’étude de RF (dont celle mesurée d’André Breton). Si le numéro est depuis devenu mythique, c’est que derrière ces initiales de RF se cache en fait le nom de Robert Faurisson, qui avant de devenir le négationniste sénile que l’on sait se fit un nom en démontant les grands mythes littéraires (après Rimbaud, il s’en prendra à Lautréamont).
J’ai signalé la participation d’Ado Kyrou à la revue. Bizarre s’intéressera donc au cinéma et accueillera dans ses pages la signature du grand Jean Boullet, « historien » du cinéma bien connu de tous les amateurs de cinéma fantastique, bis et/ou bizarre. Le numéro consacré au Cinéma fantastique, l’épouvante (le 24-25) est une pure merveille où sont réhabilités (à juste titre) aussi bien Bela Lugosi et Boris Karloff que Tod Browning et James Whale. A Boullet, on doit aussi le numéro mémorable consacré aux Monstres (numéro 17-18 : février 1961) où il écrit :
« Je vous envie de pouvoir mépriser tant d’anatomies insolites, au nom de je ne sais quelle définition du « normal », telle que la commande une société qui brûle sur les places publiques ceux qui ne sont pas à son image (comme s’il y avait de quoi se vanter). Abandonnons donc cette conception absurde de ce qui est « normal » et de ce qui ne l’est pas (nous sommes encore quelques-uns pour lesquels il est beaucoup plus ahurissant d’entrer dans les ordres que d’avoir trois jambes, comme Francesco Lentini, le pygomèle, ou deux têtes, comme « Jean-Jacques » Tocci, le dérodyme)… »
Cette petite citation donne un aperçu assez caractéristique du ton Bizarre, mélange de curiosité insatiable et d’iconoclastie rafraîchissante.
On pourrait poursuivre à l’infini les exemples tant cette revue extraordinaire apparaît aujourd’hui à la fois comme une mine d’or et un bric-à-brac magique.
Mais comme il faut conclure, n’oublions surtout pas un domaine où Bizarre s’illustra particulièrement qui est celui du dessin d’humour. Des numéros spéciaux Dessins inavouables de 1960 jusqu’au spécial Wolinski, Carnets de croquis de décembre 1966, en passant par les numéros consacrés à Siné et Chaval, toute une génération de dessinateurs talentueux passa par les colonnes de Bizarre où naquit un nouveau sens de l’humour noir hérité des grands dessinateurs américains. Tous ceux qui allaient faire les grandes heures d’Hara-Kiri et Charlie-Hebdo passèrent par Bizarre, que ce soit Cabu, Reiser, Gébé ou Copi. On y verra aussi Maurice Henry (un peu le vétéran), Topor et son humour noir inimitable, Gourmelin et même Sempé et Trez.
Anecdote assez significative : Bizarre s’arrête en 1968. Sans doute parce que l’époque que la revue n’avait cessé de préfigurer arrivait enfin…

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6 Comments:

Anonymous Ns said...

J'avais dégoté en février 1995, à Un regard moderne, le numéro 1 du Nouveau Bizarre, très beau et toujours en ma possession, dirigé par Michel Desgranges accompagné de Mathias Pauvert, Charles Dantzig, J.-J. Pauvert, Sophie Rongiéras, Jean Malye présenté ainsi :

"Au Fous littéraires, à Shakespeare et les Tarots, à Chaval et aux Monstres de l'ancienne série succèdent aujourd'hui Les Contes de Fées, en attendant Musiques bizarres, encore des Monstres et bien d'autres bizarreries."(...)

Suivent des contributions de Marc Soriano, Jack Zipes, Joseph Miquel, Georges Pitkowski, Victor Kahn, Nathalie Cocheteux, Albert Duchat, Claude Lecouteux, Blanquet, Gwendaëline Eisele, Jean-Pierre Enard, Gabrielle Wittkop, Marc Girard, Gérard Menoud... eccetera.

Cette seconde tentative a semble-t-il échoué. Êtes-vous mieux informé à ce sujet ?

Je profite de mon passage dans votre antre riche en pépites pour vous féliciter

7:29 PM  
Anonymous Gloupi said...

Robert Etiemble ? En réalité c'est René Étiemble qu'il s'appelait, le bougre. Loin d'être con. Grand observateur, et pourfendeur, du franglais. Une culture encyclopédique.

1:56 AM  
Blogger Dr Orlof said...

NS : Merci pour les félicitations. J'avoue n'avoir jamais entendu parler de cette seconde livraison de "bizarre". Je vais aller me renseigner même si j'avoue que je ne connais pas beaucoup les participants...

Gloupi : merci de m'avoir signalé la coquille : c'est modifié...

8:39 PM  
Anonymous Le coin du cinéphage said...

Cette anthologie est absolument remarquable et démontre bien la qualité de cette revue. Je viens de voir ce jour, dans un salon du livre ancien l'intégralité des revues à un prix modique de... 770 euros. Je pense que ça les vaut, mais j'ai passé mon chemin...

10:59 PM  
Anonymous voyance par mail gratuite said...

Félicitation pour votre site! Vraiment, il est génial et comme j'ai vu dans les premiers posts c'est vrai que partages et interface du site sont vraiment une aubaine pour bosser le style. Vraiment un grand merci !

5:08 PM  
Anonymous voyance gratuitement said...

Je viens de découvrir votre site et en tant que passionnée, je vous remercie et vous souhaite une bonne continuation. Surtout continuez toujours ainsi ; votre site est super !

9:59 AM  

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